Filiale du groupe France Médias Monde, CFI agit pour favoriser le développement des médias en Afrique, dans le monde arabe et en Asie du Sud Est.
Si les récents drames méditerranéens ont été amplement commentés par les médias, ce n’est pas le cas du programme de travail de Frontex pour l’année 2015, qui y est pourtant inextricablement lié. Entre les lignes des tableaux, chiffres et acronymes, on discerne le rôle de Frontex dans la mise en œuvre d’une politique qui fuit vers l’avant, incapable de renoncer au mythe de l’imperméabilisation des frontières qui la sous-tend. La technicité de son programme peine à dissimuler l’implication croissante de Frontex dans la mise à distance des migrants, tenus à l’écart du sol européen et empêchés de faire valoir leurs droits fondamentaux. Centré sur la multiplication des obstacles aux migrations vers l’Europe et la déresponsabilisation des Etats de destination, le programme de Frontex contribue à faire de la Mer Méditerranée l’itinéraire le plus meurtrier de tous.
Les personnes séjournant légalement dans un Etat membre l’espace Schengen peuvent librement franchir les frontières des autres Etats membres. En contrepartie, les frontières séparant les Etats membres d’Etats tiers font l’objet d’un contrôle et d’une surveillance renforcés.
En l’absence de frontières proprement européennes, les opérations de contrôle et de surveillance relèvent de chacun des Etats membres concernés. Elles répondent avant tout à un souci de sécurité, mis en exergue lors du Conseil européen de Laeken : « Une meilleure gestion du contrôle aux frontières extérieures de l’Union contribuera à lutter contre le terrorisme, les filières d’immigration illégale et la traite des êtres humains. »
Cette approche a donné naissance à la « gestion intégrée des frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne» (GIFE), qui procède notamment du principe de solidarité mais aussi et surtout d’une logique sécuritaire : nombreuses sont les références de la Commission européenne à la protection de frontières « vulnérables », considérées comme « un maillon faible risquant d’affecter le niveau de sécurité intérieure des Etats membres » et menacées par l’immigration et le crime, ces derniers étant dès lors appréhendés comme un ensemble. C’est dans ce cadre qu’a été créée l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne, dite Frontex, dont le mandat est de « faciliter l’application des mesures communautaires existantes ou futures relatives à la gestion des frontières extérieures en assurant la coordination des dispositions d’exécution correspondantes prises par les États membres ».
A cette fin, elle effectue des analyses des risques, forme les gardes-frontières nationaux, assure une activité de recherche, facilite la mise en commun des ressources matérielles des Etats membres et leur prête assistance dans des situations « exigeant une assistance opérationnelle et technique renforcée à leurs frontières extérieures » en faisant intervenir des équipes d’intervention rapide aux frontières (RABIT).
Ainsi, bien que la responsabilité du contrôle et de la surveillance des frontières extérieures incombe toujours aux Etats membres15, le rôle de Frontex ne se borne à celui d’outil de coopération : ses activités lui confèrent un rôle d’impulsion important, toujours croissant du fait de l’augmentation constante de son budget16. Il en résulte que les priorités identifiées par Frontex dans son programme de travail guident les opérations de surveillance et de contrôle effectuées par les Etats membres dans un cadre largement coordonné par l’agence.
Si les récents drames méditerranéens ont été amplement commentés par les médias, ce n’est pas le cas du programme de travail de Frontex pour l’année 2015 qui y est pourtant inextricablement lié. En effet, la mise en œuvre des objectifs de Frontex repose essentiellement sur deux éléments : le développement des outils d’anticipation d’une part (1°) et la poursuite de l’externalisation du contrôle des frontières extérieures d’autre part (2°). Centrés sur la mise à distance de migrants traités comme une menace, ils participent largement à faire de la Méditerranée l’ « itinéraire le plus meurtrier de tous ».
"Eurosur" est un dispositif technologique qui permet d’anticiper l’arrivée des migrants. Dans le programme de Frontex pour 2015, la mise en œuvre d’Eurosur occupe une place déterminante : premièrement, un budget de 14 273 103 € y est alloué, ce qui en fait le deuxième poste de dépense après les opérations conjointes21 et avant la formation.
.Deuxièmement, le dispositif est visé comme un élément de réponse à quatre des objectifs généraux de Frontex (« connaissance de la situation », « réponse de soutien », « réponse d’urgence » et « développement »), les deux autres étant de nature administrative (« organisation » et « ressources »). Eurosur est également cité comme exemple en tant que dispositif pouvant nuire à la réputation de Frontex, ce qui témoigne de la sensibilité des enjeux.
Au cœur des activités de l’agence pour 2015, Eurosur a été créé en 2013 afin de fournir aux Etats membres et à Frontex « l’infrastructure et les outils nécessaires pour améliorer leur connaissance de la situation et leur capacité de réaction aux frontières extérieures […] aux fins de détecter, de prévenir et de combattre l’immigration illégale et la criminalité transfrontalière, et de contribuer ainsi à assurer la protection de la vie des migrants et à leur sauver la vie ».
Pour autant, Eurosur ne doit pas être regardé comme un dispositif humanitaire, et ce pour trois raisons principales : la première est liée à l’association de la protection de la vie des migrants au combat contre l’immigration illégale et à la lutte contre la criminalité transfrontalière, qui conduit à considérer tout migrant comme a priori irrégulier (et donc comme non éligible à une protection internationale) voire comme a priori criminel. La seconde a trait aux moyens employés pour atteindre ce triple objectif : « Le présent règlement s’applique à la surveillance des frontières extérieures terrestres et maritimes, y compris la surveillance, la détection, et la prévention du franchissement non autorisé des frontières et la localisation, l’identification et l’interception des personnes concernées, aux fins de détecter, prévenir et combattre l’immigration illégale et la criminalité transfrontalière et contribuer à assurer la protection de la vie des migrants et à leur sauver la vie. »
Il apparaît donc clairement qu’Eurosur n’est pas axé sur la recherche et le sauvetage (SAR), auxquels le règlement ne fait référence que pour rappeler qu’il s’agit d’une « compétence des États membres qu’ils exercent dans le cadre de conventions internationales ». La troisième raison tient à la nature des opérations conjointes pour les besoins desquelles Frontex pointe l’utilisation d’Eurosur en 2015 : Pegasus, qui vise à apporter un soutien opérationnel aux Etats membres contre les menaces identifiées par Frontex dans les aéroports des Etats membres et Alexis, dont le but est d’augmenter la capacité des gardes-frontières des aéroports des Etats membres et des Etats tiers de détecter et de réagir au transit de migrants irréguliers. Ainsi, la lecture du règlement Eurosur à la lumière du programme de Frontex pour 2015 montre sans ambiguïté qu’« assurer la protection de la vie des migrants » consiste à les empêcher de parvenir jusqu’aux frontières des Etats membres de l’Union européenne plutôt qu’à les secourir lorsqu’ils sont en danger : il s’agit de les détecter précocement afin de les maintenir physiquement à distance.
A l’heure où le règlement 656/2014 associe largement Frontex aux opérations de SAR, le fait que le programme de l’agence ignore cette problématique est particulièrement préoccupant. De plus, alors même que le programme de travail pour 2015 du Forum consultatif de Frontex sur les droits fondamentaux fait de la mise en œuvre de ce règlement sa deuxième priorité pour 2015, Fabrice Leggeri, directeur exécutif de Frontex, considère qu’une action de SAR n’est pas plus dans le mandat de Frontex que dans celui de l’Union européenne. La technicité du programme de travail de Frontex pour 2015 (tableaux, chiffres, acronymes non explicités…), ne doit pas le faire passer pour neutre : il traduit une politique d’éloignement physique des migrants reposant largement sur des dispositifs technologiques au coût exorbitant, au premier rang desquels Eurosur. Celle-ci s’appuie sur un discours sécuritaire qui, volontairement ou non, légitime ce défaut de solidarité avec tous ceux qui tombent sous le qualificatif de « migrants » et permet également leur mise à distance juridique.
La mise à distance juridique des migrants implique que le contrôle du franchissement de la frontière ait lieu avant qu’ils ne quittent leur Etat d’origine :
« Les frontières du contrôle sont non seulement anticipées temporellement par rapport au moment de la tentative de traversée de la ligne de frontière, mais aussi délocalisées spatialement par rapport à cette même ligne, donnant ainsi vie à un phénomène de flexibilisation extravertie de la frontière. L’obligation en question opère en effet lorsque l’étranger se trouve encore dans le pays d’origine ou dans un pays de transit. » Cette externalisation du contrôle ou flexibilisation extravertie de la frontière repose principalement sur l’obligation de visa, les sanctions aux transporteurs et la coopération transfrontalière. La coopération transfrontalière, dans laquelle Frontex joue un rôle fondamental, se traduit par des accords bilatéraux entre un Etat membre et un Etat tiers, des accords de coopération entre l’Union et un Etat tiers et des accords de travail (working arrangements) entre Frontex et les autorités d’autres Etats tiers. La mise en œuvre de projets de formation (capacity building projects) dans les Etats tiers est l’une des priorités générales de Frontex pour 2015. Sous l’objectif « développement », le programme de travail pour 2015 met l’accent sur des « projets d’assistance technique liés à la gestion des frontières », la promotion de « la coopération inter-agences avec et au sein des autorités compétentes des Etats tiers », le déploiement d’« officiers de liaisons dans les Etats tiers dans des cas justifiés » et de le fait « suivre, participer et contribuer aux initiatives de la Commission européenne et aux autres activités concernant la coopération avec les Etats tiers ». La conclusion et la mise en œuvre d’accords de travail et d’accords de retour sont également visées.
L’ensemble de ces instruments, sur lesquels Frontex s’appuie ou qu’il initie, permet de mettre à profit le flou qui entoure la notion de « juridiction » : le fait de déléguer la gestion des migrants à des Etats tiers est censé les maintenir hors de la juridiction des Etats membres afin que ces derniers ne puissent être tenus pour responsables d’éventuelles violation des droits fondamentaux. Si ces tentatives sont faillibles, il n’en est pas moins vrai que Frontex met en œuvre une politique visant à maintenir les migrants à une « distance juridique » suffisante pour qu’ils ne puissent se prévaloir des droits fondamentaux dont l’Union et/ou les Etats membres doivent leur garantir le bénéfice. Ainsi de l’opération conjointe Hera, menée par Frontex depuis 2006 sur la base d’accords bilatéraux entre l’Espagne, le Sénégal et la Mauritanie : son objectif est de dissuader les migrants de prendre la mer et le cas échéant de les intercepter afin de les reconduire sur les côtes qu’ils venaient de quitter. Le programme de travail de Frontex pour 2015 y fait une discrète référence dépourvue de toute précision.
A cet égard, il est surprenant de noter le silence du Forum consultatif de Frontex sur les droits fondamentaux quant au droit de quitter son pays43 et au principe de non-refoulement44, que l’opération Hera poursuivie en 2015 met sérieusement en cause. S’agissant des accords de travail, que Frontex a compétence pour conclure elle-même, l’opacité est plus grande encore.
Certains ont trait à la constitution d’un réseau d’analyse des risques, d’autres au retour des migrants irréguliers : là se bornent les informations fournies par le programme de travail de Frontex pour 2015, qui n’informe pas le lecteur sur leur nature et leurs modalités. Ce manque de transparence est critiqué par plusieurs ONG, dont certaines ont lancé la campagne Frontexit qui dénonce tant la « dilution des responsabilités » opérée dans le cadre des accords coopération48 que les violations des droits fondamentaux permises voire encouragées dans le cadre des accords de travail de l’agence.
Conclusion : Le programme de travail de Frontex pour 2015 est relativement opaque : on y apprend pour l’essentiel que les activités existantes seront poursuivies et intensifiées, sans qu’aucune véritable information ne soit délivrée. Paradoxalement, ce sont les omissions du programme qui révèlent la politique mise en œuvre et parfois initiée par l’Agence, laquelle apparaît comme un outil privilégié pour la mise à distance physique et juridique de migrants. In fine, le seul élément que le choix et l’ordonnancement des priorités et objectifs de Frontex fait apparaître clairement est le suivant : en dépit de l’intensification des flux de migrants en large partie éligibles à une protection internationale, le « mythe de l’imperméabilisation des frontières » a encore de beaux jours devant lui.
Un article de Chloé Peyronnet, dans Revue des Droits de l'Homme, juin 2015.
Source: https://revdh.revues.org/1373